
Le débarras
Publication | Catalogue de l'exposition de Suzanne Lafont : "Le défilé" |
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Musée départemental de Rochechouart | |
1997 | |
84 pages | |
27 x 22 cm |
Un court texte écrit pour la série Trauerspiel de Suzanne Lafont, qu’elle m’a fait l’honneur d’accueillir dans le catalogue de son exposition où elle présentait également deux autres séries : Le défilé et Correspondances. Il est si court que je me permets de le reproduire ici in extenso.
C’est un endroit réfugié dans la profondeur du mur. Sa fermeture ne recèle aucune intimité. Petite pièce aux formes mal définies, elle occupe souvent les espaces résiduels et les angles bizarres, afin de permettre aux pièces principales de se déployer dans la plus parfaite régularité géométrique. Faussement extérieure, elle est un pli alvéolaire dans l’intérieur du foyer et s’insinue dans l’épaisseur des frontières. Objet de peu d’attention, elle ne réclame aucun soin particulier. Une ampoule électrique, pendant nue du plafond, suffit à dissiper temporairement sa pénombre. Dans cette atmosphère renfermée, des objets sont entassés en vrac : cartons, ustensiles de bricolages, équipements ménagers, échelle et cables … Cette pièce est le débarras. Sa porte ne s’ouvre que pour y saisir un des nombreux objets qu’elle escamote à notre regard et qui devient, l’espace d’un instant, l’otage des activités ménagères. Ce lieu du foyer est la sombre demeure des choses encombrantes dépourvues de valeurs autres qu’utilitaires ou sommeillant dans l’attente d’une nouvelle saison. Ce lieu clos, que nul ne traverse, est occasionnellement visité par le jeu des enfants et leurs projections imaginaires. Dans le monde de la matière qui se tient derrière la porte, se trouvent peut-être, tapis dans l’ombre au milieu des objets, quelques esprits qui y auraient élu domicile : tout un peuple d’êtres rejetés avec les objets fonctionnels auxquels font défaut l’éclat du prestige et la qualité de fétiches personnels. Dans l’univers de la maison, l’obscurité du débarras ouvre à l’immensité de la nuit. Les puissances du dehors frappent à la porte de ce trou noir du logis. Seul l’interrupteur électrique permet de désensorceller ce réduit qui est, pour l’enfant, tantôt la crypte d’une épouvante, tantôt le gîte d’un songe merveilleux. Dans le débarras la rationnalité de l’aménagement bascule dans une fabulation grimaçante. Cet entrepôt fonctionnel devient réserve d’imaginaire : l’inconscient de l’économie domestique est le théâtre de toutes les fantaisies.
Les personnages de Suzanne Lafont y donnent le jeu de la tristesse. Ils ont bondi hors de leur route de migration pour jouer le drame de la douleur sociale. Par l’artifice de la pantomime et du masque, ils affirment une mobilité politique dans la contiguité du privé et du public. Gigantesques, ils ont la taille des immeubles et, en s’affairant, ils agitent le débarras d’une secousse cosmique.